Voici le résumé et nos réflexions sur l’une intervention de Luc Ferry (Ancien ministre de l’éducation, écrivain et philosophe), au colloque « Transhumanisme et Libre arbitre » qui s’est tenu le 17 juin 2019 à l’Ecole Militaire.
Une augmentation réduite à la longévité ?
Luc Ferry souligne que l’augmentation de l’homme n’a rien à voir avec le sur-homme des nazis ou de Nietzsche, en effet, pour lui elle consiste surtout à augmenter sa longévité. Voici une assertion qui n’engage que lui a remarqué par Patrice Franceschi qui conclura le débat : le risque du transhumanisme est ainsi minoré car il ne concernerait que deux choses : cette augmentation que tout le monde accepte (vivre plus vieux, en bonne santé) et l’avènement d’une post-humanité (qui n’est pour lui qu’une illusion, nous en reparlerons). Or le Transhumanisme comporte un certain nombre d’autres composantes : augmentation des capacités, de la performance (soldat du futur, interconnexion avec les réseaux – sur lequel travaille Elon Musk avec sa société Neuralink), augmentation du bien être (à quel prix humain ?), de l’accès à la connaissance (à quel prix sur notre liberté ?)…
Il précise un point de vocabulaire intéressant en distinguant l’espérance de vie et la longévité. On confond souvent les deux : l’espérance de vie n’a cessé d’augmenter au cours des 2 derniers siècles, en particulier parce que la mortalité infantile et par maladie n’a cessé de baisser : 1862 : 37 ans, 1942 : 62 ans, actuellement 80 à 85 ans (respectivement pour l’homme et la femme), alors que la longévité : âge maximum atteint a peu bougé. Voici qui est intéressant pour réduire le fantasme de vivre 1000 ans agité notamment par Laurent Alexandre.
Pour Luc Ferry, cette augmentation de la longévité doit être questionnée : est-ce possible, et est-ce souhaitable ? Il aborde la possibilité en citant le cas du rat-taupe nu[1], une espèce unique que les scientifiques étudient pour appliquer son cas à l’homme : il n’attrape pas de maladie ! Il y a aussi des recherches sur des souris, à l’université de Rochester, que l’on a réussi à faire vivre 30% plus longtemps en éradiquant des cellules sénescentes. Vivre plus longtemps en bonne santé, cela peut être fait notamment avec la vaccination, est-ce une augmentation ? Et toucher aux gènes, avec la technique du CRISPR-Cas9 ? Il concède qu’il y a une zone grise.
L’augmentation de la longévité est-elle souhaitable ? Pour lui, c’est oui : pour l’expliquer, il convoque un personnage de la Bible : Booz, qui bien qu’âgé, se marie avec Ruth, et il cumule ainsi la jeunesse et la sagesse. Une humanité « jeune et vieille » à la fois, c’est la promesse qu’offre la longévité en bonne santé. Car pour lui, l’âge amène la sagesse et cela ne peut donc qu’être profitable pour le monde en plus d’être profitable pour les individus, même si il ne cache pas que des problèmes de surpopulation pourront advenir. Personnellement, si il pouvait passer plus de temps sur terre pour découvrir plus de choses, lire plus, il est preneur. Vieillesse égale à sagesse, je trouve aussi se raccourci séduisant, mais qu’est ce qu’une vieillesse avec tous les attributs de la jeunesse ? La diminution des forces, la reconnaissance de sa finitude et l’approche de sa fin qui veulent être tenus à l’écart par cette nouvelle longévité ne contribuent-ils pas aussi à cette arrivée de la sagesse ?
La nature n'est pas ni sacrée ni morale ...
Il précise qu’une seconde chose justifie ce choix de l’augmentation (en général) qui éloigne l’homme de la nature … c’est que pour lui la nature n’est pas sacrée. Car la nature, c’est la sélection naturelle, l’élimination du faible et de la personne handicapée. Certes, mais on peut objecter que les hommes n’ont pas besoin de la nature pour éliminer le faible et le handicapé comme cela a pu se faire dans le passé à l’occasion de guerre (millions de morts) ou en temps de paix (96% des enfants porteurs de trisomie 21 – le handicap mental le plus répandu - sont ainsi avortés en France par exemple). Ce fait a été d’ailleurs cité par Luc Ferry un peu plus tôt dans son intervention pour parler de l’hypocrisie de la société qui refuse officiellement l’eugénisme alors qu’elle le pratique. Il va jusqu’à dire que la nature est en aucun cas un modèle moral, sauf pour les nazis (disqualifiant ainsi la notion de morale naturelle défendue par les chrétiens, et que dire aussi de l’écologie ?)
Cette question morale, qui tient une place importante dans ce colloque, Luc Ferry l’évacue d’une façon curieuse pour un philosophe : les questions morales ne sont pas intéressantes : car un enfant de 10 ans sait très bien où se trouve le bien et le mal. On aurait attendu plus, sur un sujet longuement débattu par les philosophes, les théologiens et même l’homme lambda ! La question morale dans les questions sociétale, faces aux avancées technologiques où les frontières se brouillent et la juste attitude à avoir par rapport à soi, aux autres, à la société ne semble en effet moins aller de moins en moins de soi. Pour lui il « suffit » de savoir ce qui nous humanisme ou non. On a presque l’impression d’être revenu à la question de départ, pour être un peu indulgent, on pourrait se dire qu’on reste en pleine philosophie, dont le propre est de répondre à une question par une autre question…En fait le sujet n’est pas si évident, même pour lui finalement qui dit aussi : le mal est facile à définir, mais pas le bien est beaucoup plus compliqué.
L'intelligence artificielle ne fera jamais un être humain
Son intervention sur les différentes Intelligences Artificielles (IA) est plus éclairantes, mais soulève cependant d’autres questions. Il décrit les trois sortes d’IA, c’est clair, net et illustré :
- L’IA faible (ou narow AI) : n’est pas si faible que cela, c’est elle qui nous bat aux échecs ou au jeu de go, elle permet aussi de séquencer le génôme. Elle calcule mais ne pense pas, n’a pas conscience d’elle même. Elle est puissante, mais ne sort pas de son couloir, d’où le terme étroit (narrow) qui la caractérise
- L’IA large (ou Super AI) : ce sont les systèmes experts, qui tiennent compte du contexte : une recherche de restaurant dans un lieu en pleine nuit lui feront rechercher, proche de ce lieu plutôt une livraison. En médecine dermatologique, c’est l’analyse d’un grain de beauté, l’IA lors d’une compétition avec 50 dermatologues a trouvé juste dans 95 % des cas versus 82% pour les dermatologues. Elle combine la puissance des ordinateurs, la qualité des algorithmes (raisonnement et non pensée) et une grande masse de données.
- L’IA Forte (General AI) : celle en laquelle croient Eleon Musk (PDG de Space-X et Tesla), Stephen Hawking (qui dit que son avènement serait la fin de l’humanité), ça serait une IA qui arriverait au niveau de l’intelligence humaine et la surpasserait. Il s’agit de mettre le cerveau sur un support de silicone, de créer les émotions. Les transhumanistes y croient car il sont matérialiste donc monistes : l’âme et le corps, le cerveau et la pensée ne font qu’un. Lui n’y croit pas.
C’est la raison pour laquelle il ne croit pas au post-humanisme qui est la généralisation de l’IA Forte, qui conduirait au remplacement, l’évolution vers - disent les transhumanistes - de l’humain par un super-humain, augmenté, voir remplacé par l’IA.
A mon avis, c’est une chose de croire que l’IA ne fera jamais un être humain, car il est bien plus que cela, mais cela ne suffit pas pour balayer d’un revers de main toutes les conséquences de cette recherche effrénée. Elle va modeler l’activité de l’homme d’abord car on demandera à l’IA de plus en plus, et même si l’on fait erreur en pensant qu’elle peut égaler ou surpasser l’homme, c’est sa place au sein des entreprises, des décisions de justices, de l’accompagnement des enfants ou des personnes âgées, voire de la politique qui est en question, qu’elle soit autonome ou manipulée par certains. Le risque c’est la déshumanisation de la société et des rapports humains, au profit d’intérêts de certains qui pourraient ainsi manipuler, se substituer au plus grand nombre, et au profit financier d’adeptes de la nouvelle économie pour qui l’humain ne serait plus qu’une variable d’ajustement au lieu de rester l’acteur et la finalité de l’activité sociale ou économique. Le risque est aussi pour l’intégrité de l’homme : Elon Musk, avec sa société Neuralink travaille à l’interconnexion du cerveau et de la machine pour augmenter l’homme en le connectant à des ordinateurs et au réseau : un progrès ?
L'Europe est héritière de 4 visions morales ... mais on ne peut pas rien réguler
Une question lui est posée sur les bienfaits qu’auraient une régulation sur ces sujets. Son raisonnement est simple, voir simpliste : cela ne sert à rien : car ce qui serait interdit en France, les chinois pourront toujours le faire… Le GPA peut se faire ailleurs. Je ne suis pas d’accord : même si la pression d’autres pays, les modes, les possibilités de contourner une loi en allant à l’étranger existent, les lois et régulation ne sont pas inutiles. L’exemple de la Chine n’a pas été pris au hasard : il est évoqué le cas du 1er embryon génétiquement modifié par ce professeur chinois il y a quelques mois, qui a défrayé la chronique. Mais cette expérience a soulevé un tollé et le laboratoire / l’université dont il faisait parti l’a exclu. Même si politiquement, « sociétalement », les courants peuvent pousser tous dans une direction, cela n’est aucunement une raison de ne rien faire, de ne rien dire … surtout de la part d’un philosophe. Les assemblées nationales ne sont pas des chambres d’enregistrement des dernières modes ou habitudes, elles perdront leur crédibilité et leur utilité tout simplement. Mais ce raccourci de Mr Ferry nous prévient tout de même que cette régulation, si elle n’est pas inutile, ne sera pas facile. Et finalement il aborde les pistes qui la permettraient : unité et souveraineté de l’Europe sur ces sujets, des personnes et des entreprises qui vont dans le bon sens (il cite à l’inverse les géants chinois ou américains qui font la pluie et le beau temps et recrutent nos élites comme Yann le Cun, directeur IA de Facebook). En effet, il pense que l’Europe peut apporter quelque chose de particulier elle qui porte 4 vision morales : grecque, juive, chrétienne et des lumières.
En conclusion, Luc Ferry aborde un certain nombre de sujets associés au Transhumanisme et les explique bien (espérance de vie, longévité, Intelligence artificielle…) , mais il lui manque des perspéctives qui permettent d’approcher encore mieux ce mouvement et ses conséquences : d’abord l’approfondissement des questions morales (ou éthiques) dans les avancées technologiques qui ne concernent pas seulement la longévité mais toutes les augmentations qui touchent à l’homme : quoique compliquées, elles doivent bien être creusées. Car en effet il y a un homme et une nature, en disant « la nature n’est pas sacrée », il semble ouvrir la porte de tous les possibles. Autre perspective utile : ne pas sous-estimer les transformations causées à l’homme, même si elle n’atteignent pas la frontière d’un post-humain. Et enfin, ne pas décourager les régulations qui sont une des façons de dire le droit et la vision des sociétés dont nous faisons parti, et de les conserver face à des mouvements ou des intérêt qui ne valorisent pas l’homme.
[1] https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/biologie-rat-taupe-nu-longevite-exceptionnelle-jamais-cancer-43684/